Nous pouvons désormais générer une matière impossible à modéliser il y a quelques années. C‘était trop complexe, on pouvait en rêver, mais on ne pouvait pas le réaliser.
_ Anne Asensio: Face aux nouvelles technologies, certains designers sont parfois réticents à changer leurs pratiques, craignent de “lâcher prise” et ont du mal à accepter de réapprendre tout ce qu’ils pensaient acquis. Ce n’est pas ton cas.
_ Patrick Jouin: En effet, car lorsque j’ai découvert les possibilités offertes par l’impression 3D, ce fut pour moi l’ouverture d’un monde d’opportunités. Une fois qu’on y est entré, on ne peut revenir en arrière. Quand nous avons fait notre première chaise modélisée en 3D, nous étions émerveillés, même s’il n'y avait pas de design génératif à cette époque où nous utilisions SOLIDWORKS.
_ A. A.: Plus tard, lors de notre première rencontre, je t’ai alors proposé d’expérimenter ensemble le processus combinant création, conception et simulation au sein de la plateforme 3DEXPERIENCE, qui s’appuie notamment sur la conception générative. Comment cela s’est-il passé pour toi?
_ P. J.: Au début de Tamu, il n’y a qu’un croquis et l’idée du pliage, comme un origami. Et puis l’idée d’un tissu, d’une peau que nous pouvons plier pour qu’elle ne prenne pas de place. En même temps, nous créons une tension pour qu’elle puisse tenir debout, la “tenségrité”. Le poids de la personne assise sur le fauteuil est également intégré au processus piloté par la machine.
_ A. A.: En réalité, il n’y a pas de machine, mais des humains derrière le logiciel. Ici aussi il faut rompre avec tes pratiques habituelles : accepter que d’autres intervenants, apportant par exemple une dimension scientifique à la démarche, prennent en compte tes exigences, afin que de nouvelles solutions puissent apparaître. Ce processus participatif mêlant humain et machine, et intégrant une composante communautaire, est nouveau. Cette collaboration est peut-être l’annonce d’une nouvelle ère, d’un nouveau style, un nouveau langage.
_ P. J.: L’idée que les formes et les fonctions soient combinées me paraît essentielle. L’utilisation de la maille très légère rend l’assise ergonomique, très confortable et s’adaptant parfaitement au corps. Nous devons utiliser le système d’optimisation, pour que l’objet soit le plus transparent et léger possible. Nous pouvons désormais générer une matière impossible à modéliser il y a quelques années. C’était trop complexe, on pouvait en rêver, mais on ne pouvait pas le réaliser. Toute cette intelligence logicielle permet également de travailler sur le processus de fabrication de la chaise, depuis la sélection du matériau jusqu’à l’impression 3D. Il s’agit d’une approche triangulaire systémique complexe. Ainsi, le projet permet d’exprimer la beauté cachée du logiciel. Lorsque nous concevons cette chaise, nous utilisons des milliers d’années d'intelligence humaine. Chaque fois que je pose mon crayon sur la feuille de papier, je perpétue cette intelligence, comme tous les designers.